Le réflexe de Pavlov, souvent cité dans les conversations comme une réaction de personne « soumise » ou « aux ordres », tire ses racines d’un comportement humain beaucoup plus courant et fondamental qu’on ne pourrait croire au premier abord. Explications.
C’est en 1889 que le physiologiste Ivan Pavlov, qui effectuait des recherches sur la salivation des chiens dans le cadre de ses études sur la digestion canine, découvrit un curieux phénomène. En effet, à chaque moment où les chiens étaient mis en condition de recevoir leur nourriture, ils manifestaient un enthousiasme et un excès de salive totalement indépendant d’une réaction physiologique logique. Un chien salive en sentant l’odeur de la viande ou en étant en contact avec sa nourriture. Or, dans ce cas précis, les chiens réagissaient tout comme s’ils étaient en présence de nourriture alors qu’ils n’étaient en présence que de gamelles vides. Pavlov s’aperçut que la répétition systématique du modus operandi de l’expérience conditionnait les chiens à réagir comme si la nourriture était déjà présente. Le principe du réflexe de Pavlov, ou réflexe conditionné, était découvert. Ivan Pavlov multiplia les expériences de ce type et fit considérablement avancer les connaissances concernant les réflexes conditionnés, les réactions involontaires non dictées par l’instinct et provoqués par un signal extérieur. En termes clairs : habituez votre chien à recevoir sa viande quelque secondes après avoir entendu un signal spécial (un do, ré, mi, à la trompette par exemple) et vous verrez au bout de quelques jours le chien présente tous les signes d’appétit, d’impatience et même la réaction physiologique de salivation s’activer à n’importe quel moment de la journée, à la seule ouïe de votre trompette.
Des années plus tard, en 1927, le psychologue John Broadus Watson poussa l’expérience beaucoup plus loin en tentant l’expérience du petit Albert. Le petit Albert était un enfant en bas âge à qui on avait présenté une petite souris blanche. Alors que le garçonnet se réjouissait de jouer avec le petit animal, Watson enclenchait un bruit strident métallique et insupportable qui avait pour effet de tétaniser l’enfant et de le faire fondre en larmes. La répétition de cette expérience eut pour effet de provoquer chez le jeune Albert une phobie des souris ainsi que des petits animaux à fourrure blanche, même en l’absence de tout son désagréable. Cette expérience très controversée permit d’établir qu’une grande part de nos réflexes est dictée par l’éducation et non l’instinct. Contrairement à ce que voulait, et prétendait le psychologue, le petit Albert ne put être « déconditionné », car sa mère, outrée par les résultats de cette expérience, retira l’enfant du laboratoire du psychologue. Il est amusant de constater que l’écrivain américain Aldous Huxley s’inspira de cette expérience en l’intégrant dans son roman mondialement connu : Le meilleur des mondes (1932). Dans l’univers décrit par le grand écrivain, dictatorial et inhumain, les enfants naissent dans des incubateurs synthétiques et sont, dès le départ, conditionnés pour devenir soit dominants soit dominés. Pour enlever le goût des belles choses aux bébés « de basse catégorie », un processus digne de l’expérience de Watson est mis en place : « On déchargea les enfants. – À présent tournez -les de façon qu’ils puissent voir les fleurs et les livres. (…) Des rangs des bébés rampant à quatre pattes, s’élevaient de petits piaillements de surexcitation. Des gazouillements et sifflotements de plaisir. (…) Le directeur attendit qu’ils fussent tous joyeusement occupés puis (…) il y eut une explosion violente, des sonneries d’alarme retentirent, affolantes. Les enfants sursautèrent, hurlèrent ; leur visage était distordu de terreur. (…) Observez, dit triomphalement le directeur, observez (…) Ils grandiront avec ce que les psychologues appelaient une haine instinctive des livres et des fleurs. Des réflexes inaltérablement conditionnés. Ils seront à l’abri des livres et de la botanique pendant toute leur vie. »
Huxley décrit ainsi un monde totalitaire où chaque catégorie sociale est conditionnée pour aimer ou détester telle ou telle chose en fonction de l’utilité et de l’efficience finale de la capacité productrice du groupe social, les « ouvriers » n’ayant aucun besoin d’apprécier la beauté de la nature ou celle de la musique classique.
Souvent cité par de nombreux critiques politiques comme un récit prophétique nous mettant en garde contre les excès d’autoritarisme, de surveillance et d’eugénisme, Le meilleur des mondes intégrait donc l’expérience de Watson dont Huxley d’ailleurs ne fit jamais mention dans son livre, préférant définir ce conditionnement post-natal du nom de « néo-pavlovien ». Sommes-nous, peu ou prou, conditionnés comme les enfants de Watson-Huxley, par la charge médiatique, les autoroutes mainstream de l’information et la pensée dominante ? Là se situe une question polémique à laquelle nous ne répondrons pas ici. D’autant qu’à bien y réfléchir, cette question est un peu « inutile » ou beaucoup trop vague. La réalité profonde est ailleurs : en fait, Pavlov n’a rien « découvert » du tout. Il a découvert que les hommes se conditionnaient les uns les autres sans même le savoir, un peu comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans s’en apercevoir. Nous sommes tous des enfants de Pavlov !
Présentez à un jeune Français une assiette pleine de sauterelles grillées, vous êtes à peu près certain de sa réaction, il va repousser l’assiette en faisant la grimace, mais il acceptera volontiers d’entamer une demi-douzaine d’escargots de Bourgogne… Délicieux escargots qu’un Américain débarrassera de la table rapidement, direction le vide-ordure ! Tous égaux, semblables en tous points, les hommes sur cette Terre, se régalent ou sont dégoûtés par des escargots ou des sauterelles grillées. Aucun instinct ne les y pousse. C’est leur éducation sociale, familiale, culturelle qui est à la base de leurs goûts spécifiques. Des parents qui inculquent à leurs enfants tels ou tels us et coutumes, tels ou tels rejets rédhibitoires, agissent sans s’en apercevoir à la manière de Watson avec le petit Albert.
Pour le meilleur ou pour le pire, c’est ainsi que se transmettent cultures et traditions et que nous héritons par exemple, assez souvent, de la phobie des insectes de nos parents. Dans la tendance déconstructiviste des années 60, le philosophe Roland Barthes s’interrogeait dans ses fameuses Mythologies, sur le manque d’intérêt à « limiter » la créativité des enfants en ne leur proposant comme jouets que des ersatz miniaturisés du monde des adultes (panoplies de médecin, infirmière, pompier, jeux de construction…). La vraie question n’est pas tant de savoir si nous avons été ou non conditionnés depuis notre plus jeune âge, et si nous le sommes encore, mais de s’interroger, comme Roland Barthes, sur le bien-fondé et la logique de ces divers conditionnements. Pour pouvoir, ou non, juger opportun de les remettre en question.