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L’effet Franklin

Peut-on contraindre quelqu’un qui ne nous aime pas trop à nous apprécier ? Comment neutraliser l’hostilité d’une relation de travail et la transformer en une estime confortable ? Facile : il suffit d’induire dans le cerveau de notre « victime » une dissonance cognitive qu’il ne pourra pas surmonter autrement qu’en nous trouvant « plutôt sympa ». Le grand Benjamin Franklin avait découvert l’astuce… il y a plus de deux siècles ! Explications…

Comptant parmi les pères fondateurs des États-Unis d’Amérique, scientifique particulièrement doué dans le domaine de l’électricité, Benjamin Franklin (1706-1790) est devenu « immortel » grâce à son invention du paratonnerre. Particulièrement bon observateur des comportements humains, il établit une astuce psychologique assez retorse, puisque apparemment totalement paradoxale, pour amadouer ceux qui lui étaient hostiles. Il décrit cette étonnante méthode dans son autobiographie à propos d’un homme politique aux idées différentes des siennes et avec qui il avait le plus grand mal à nouer des liens : « Ayant appris qu’il avait dans sa bibliothèque un livre très rare et curieux, je lui écrivis un mot, exprimant mon désir de consulter ce livre, et lui demandant la faveur de me le prêter pour quelques jours. Il l’envoya immédiatement, et je le lui rendis environ une semaine plus tard avec un second mot, indiquant que j’avais fortement apprécié la faveur. Quand nous nous revîmes à la Chambre des représentants, il me parla (ce qu’il n’avait jamais fait avant), et avec beaucoup de civilité ; et à partir de ce moment il fut prêt à me servir en toute occasion, nous devînmes donc bons amis, et cette amitié dura jusqu’à sa mort. » Benjamin Franklin termine cette démonstration par une conclusion lapidaire qui sonne comme un proverbe : « Celui qui vous a fait une gentillesse sera plus prêt à vous en faire une autre, que celui qui est votre obligé. »
Voilà donc le fameux effet Franklin qui, en quelque sorte, contredit la logique simple. En principe, en effet, il paraît plus logique d’amadouer une personne hostile ou indifférente en lui rendant service ou lui faisant une faveur. Or, cette méthode classique (qui peut tout de même porter ses fruits) n’est pas obligatoirement très efficace. Pire, nous savons que dans certains cas, il est pénible à certains d’être redevables à un « étranger » ou à une personne à qui ils ne portent pas de sympathie. La sagesse populaire nous indique en outre que le sentiment d’être redevable d’un immense service à un bienfaiteur est souvent désagréable, un peu comme le fait d’avoir reçu un cadeau trop important qu’il sera difficile (ou impossible) de « rendre » à un bienfaiteur que l’on peut même finir par prendre « en grippe ».
À contrario, la position de celui qui a rendu service, qui a accompli une bonne action, est beaucoup plus confortable à assumer pour chacun d’entre nous.
Mais dans le cas du piège de l’effet Franklin (car il s’agit bien d’un piège psychologique), l’effet pervers réside dans la dissonance cognitive qu’il provoque dans votre cerveau. Notre cerveau ne supporte pas les contradictions, il cherche à les éliminer. Or, tomber dans le piège qui consiste à rendre service à quelqu’un pour qui nous ressentons une certaine hostilité (ou de l’indifférence) plonge notre cerveau dans une petite tempête contradictoire… Comment justifier avoir fait du bien à quelqu’un que l’on n’aime pas ? Notre cerveau va devoir réajuster cette dissonance cognitive en réévaluant l’estime portée à la personne concernée… « Finalement, ce type à qui j’ai rendu service n’est pas si antipathique que ça, il est plutôt sympa, en fait ». Voilà, le travail a été opéré dans notre esprit, le désordre cognitif est réparé, la dissonance est évacuée !

Ce principe marche également dans l’autre sens : au même titre que nous nous sentirions particulièrement coupables d’avoir fait du mal à quelqu’un qu’on aime ou que l’on apprécie beaucoup (son ami, ses parents) on ressent, dans une proportion moindre, un sentiment de culpabilité pour avoir porté préjudice à une personne qu’on ne connaît pas bien et qui ne nous a rien fait. À cet instant, nous allons réaligner la logique et faire disparaître cette petite dissonance en dévalorisant notre « victime »… Soyons honnête avec nous- même, ces petits réalignements, nous en produisons une grande quantité dans notre vie quotidienne : en quittant le supermarché, une fois en train de charger le coffre de votre auto vous venez de vous apercevoir que vous avez oublié de payer votre pack d’eau minérale qui était resté coincé dans le réceptacle sous le caddie… Bon, eh bien tant pis… (mais ça n’est pas honnête comme comportement, pour être « correct », il vous faut rebrousser chemin et payer ce que vous devez !)… Oh, et puis non, de toutes façon, ces grandes surfaces, ce sont tous des « voleurs » avec leurs promos bidons, ce sont des arnaqueurs professionnels, tant pis pour eux ! Voilà, c’est fait ! Vous voilà en paix avec vous-même ! Si vous étiez parti sans payer de la petite épicerie de votre quartier où le commerçant, toujours aimable et serviable, est presque devenu un « copain », c’eût été plus difficile… Sous peine de culpabiliser pendant une semaine, vous auriez géré votre dissonance cognitive d’une tout autre façon, en retournant payer, voilà tout !

Écoutez les divers témoignages d’un ancien escroc, comme Christophe Rocancourt (devenu célèbre pour avoir escroqué de nombreuses stars), analysez bien son discours, sa façon d’appréhender les conditions dans lesquelles il a commis ses méfaits. Il se défausse systématiquement de ses mauvaises actions en fustigeant le milieu du show-business, en dévalorisant la dimension humaine et le manque d’empathie de ses victimes : mégalomanes, égocentriques, cruelles, centrées sur elles-mêmes, narcissiques et incapables d’empathie pour les petites gens… En bref, à l’entendre, monsieur Rocancourt (un véritable archétype de démonstration pour le sujet qui nous intéresse) n’a escroqué que des « salauds », des hyènes ! Il faut bien cela pour calmer la formidable dissonance cognitive qui envahit son cerveau… et essayer désespérément d’être en paix avec sa conscience.

Pour l’effet Franklin, le piège imparable réside dans le fait qu’il est impossible de « réparer » la dissonance cognitive résultant d’une bonne action que l’on a prodiguée à quelqu’un que l’on n’appréciait pas. Au contraire d’une mauvaise action qu’on peut réparer, nous sommes dans l’incapacité de « reprendre » le service que nous avons rendu. Le cerveau de la victime de l’effet Franklin tourne en rond, avec une dissonance cognitive qui ressemble à un anneau de Moebius. Le « piège » se referme, inexorablement, et la seule issue possible consiste à réévaluer notre bénéficiaire vers le haut. Magistral ! En fait le grand Benjamin Franklin a inventé deux paratonnerres : celui trempé dans l’acier, qui protège de la foudre, et celui, immatériel, qui protège de l’hostilité et anéantit le mépris des autres !

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