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Trouver un responsable

Chercher le responsable de nos échecs, des difficultés que nous pouvons rencontrer, des accidents qui surviennent dans la vie de chacun. Accompagnant le fameux principe de précaution, devenu l’alpha et l’oméga de nos sociétés modernes, la recherche DU responsable semble être devenue le crédo de notre époque, au point d’envahir l’esprit de tous…

Avant d’entrer dans l’œil du cyclone de ce problème lancinant concernant la recherche du « responsable », il convient déjà d’appréhender comment, et par quel biais nous arrivons, tous autant que nous sommes à nous exonérer plus ou moins facilement de notre responsabilité individuelle, pour, soit la diluer dans la masse anonyme de l’ensemble de la société ou s’en dédouaner au nom des lois, de l’État ou des gouvernants qui « décident de tout » !

À ce propos, l’expérience de Milgram consistant à donner, dans le cadre d’une « étude sur la mémoire » organisée dans le cadre d’universités prestigieuses, l’ordre d’électrocuter de plus en plus violemment un candidat pour un jeu de mémoire, en raison de ses mauvaises réponses est assez éclairant.

La seule personne testée dans cette expérience : celui qui joue le rôle du « bourreau » qui est encadré par un « scientifique compétent », qui représente l’autorité, et un « comédien » qui fait semblant de recevoir les décharges électriques. De 15 à plus de 400 volts ! Sous l’autorité du « scientifique compétent », plus de 62 % des personnes testées à ce jeu cruel sont allés jusqu’à administrer une décharge de 490 volts à leur « victime ». Prouvant ainsi leur docilité devant l’autorité.
À propos de cette expérience le psychologue social et essayiste Toshiaki Tozakaï nous apporte quelques précisions :
« La fragilité de la liberté humaine est mise en évidence par nombre de recherches en psychologie sociale. Les plus spectaculaires sont, sans doute, les expériences sur l’obéissance à l’autorité (Milgram, 1974) : deux tiers des sujets infligent des chocs électriques de 450 volts à un individu innocent sur l’injonction de l’expérimentateur. L’une des questions cruciales posées par ces travaux concerne la possibilité d’attribuer à son auteur la responsabilité d’un acte commis sous l’emprise d’autrui. On se rappelle que les facteurs dispositionnels des sujets, tels que positions politiques, confessions religieuses, professions, niveaux d’études ou sexe, n’ont guère modifié les données. Des expériences, effectuées dans d’autres pays et à des dates variées, ont abouti à des résultats similaires : 88 % en Afrique du Sud ; 73 % (Shanab, Yahya, 1977) et 63 % (Shanab, Yahya, 1978) en Jordanie ; 80 % (Schurz, 1985) en Autriche ; 85 % (Mantelle, 1971) en Allemagne ; 90 % (Miranda, 1981) en Espagne. En revanche, les facteurs situationnels se sont révélés décisifs et le taux d’obéissance varie de 0 à 93 % selon les circonstances impliquées (Milgram, 1974). Comment concilier de tels résultats avec notre image habituelle de l’Homme, responsable et capable de se conduire selon sa conscience ? Les recherches de Milgram ne sont évidemment pas les seules à remettre en cause la possibilité d’exercer notre liberté d’action. »*

Le résultat de cette expérience pourra faire peur à ceux qui y voient la possibilité de faire exécuter des ordres absolument inhumains (électrocuter un de nos semblables sans aucune raison valable ni aucun enjeu réel) à une grande majorité d’entre nous, serviles comme des robots devant une autorité bien organisée. L’histoire moderne, notamment au cours des deux grandes guerres mondiales nous a fourni nombre d’illustrations atroces sur l’aboutissement possible de cette docilité face à l’autorité totale. Cette inquiétude est bien légitime, mais une analyse plus pointue de ce phénomène d’obéissance lié à l’expérience de Milgram peut nous éclairer de façon presque « technique » sur notre rapport à la responsabilité. En effet, lors de ses expériences, sur certains groupes de participants, Milgram avait introduit des séquences où deux représentants de l’autorité, les deux professeurs encadrant l’expérience, se disputaient et n’étaient plus tout à fait d’accord sur le process de l’expérience. À partir de cet instant, une écrasante majorité des personnes testées refusaient de poursuivre cette torture, n’étant, certes plus enclin à obéir à une autorité qui vacille (c’est là l’essentiel de la conclusion générale du test de Milgram) mais, aussi, parce qu’investis, du même coup, d’une part de la responsabilité. C’est cette dimension qui est tout aussi intéressante ! Libre de faire ce que bon nous semble, nous nous sentons davantage responsables des évènements qui découlent de nos actions et de ce qui va advenir de nous. Or, dans la société actuelle, de plus en plus normée, encadrée et « tutorialisée », notre comportement de citoyens dociles, se pliant à toutes les règles, règlements et lois restrictives ou d’encadrement, on aura davantage le réflexe d’aller chercher un « responsable » (état, législateur, gouvernement, responsables locaux etc) en cas d’accident ou de dysfonctionnement quelconque survenant dans le fil de notre existence de « bon citoyen » protégé par son respect des règles en vigueur.

Pour bien comprendre ce phénomène, il suffit d’établir une comparaison temporelle sur un exemple trivial et simple à circonscrire. Prenons donc l’exemple de la vie d’un automobiliste français à la fin des années 60 et comparons-la à celle d’un automobiliste d’aujourd’hui. À la fin des années 60, monsieur Dupont-père achetait son auto en cherchant lui-même à financer son achat, il utilisait cette auto selon ses désirs, choisissant ou non de la faire réviser et entretenir régulièrement, il pouvait soit la « bichonner », soit la laisser se transformer en épave roulante. Il était libre de mettre ou non sa ceinture de sécurité, et sur de nombreuses portions de routes et d’autoroutes, la vitesse n’était pas limitée, il devait donc adapter sa vitesse à l’état de la route et de la circulation. Il pouvait doubler un camion à 130 km/h, 160 ou 180km/h, selon sa propre appréciation, en prenant garde à ne pas sortir de la route. L’ivresse sur la voie publique (et à plus forte raison au volant) était réprimée, en revanche, il n’y avait pas d’alcotest pour mesurer précisément si monsieur Dupont avait pris « un ou deux verres de trop ». Voilà ! Aujourd’hui Monsieur Dupont-fils achète son automobile assortie d’un système de financement-garantie-entretien, via un leasing ou un « crédit ballon » qui garantit son véhicule à condition qu’il le confie selon un calendrier strict au protocole de rendez-vous d’entretien auquel il a souscrit. Même s’il a acheté son automobile d’occasion et en cash, il doit la soumettre régulièrement au contrôle technique pour avoir l’autorisation de circuler. Sa vitesse est strictement limitée, avec des indications précises, quel que
soit l’endroit où il
roule. Il est impératif qu’il
respecte ces limitations, tout comme il est obligé d’utiliser
sa ceinture de sécurité, lui et tous les passagers de son auto. En cas de contrôle, il sera verbalisé au moindre dépassement du taux d’alcool en étant testé par un appareil précis qui détectera LE verre de trop. Toutes ces mesures de règles impératives et d’interdictions, prises au cours des cinquante dernières années ont été utiles et salutaires, il n’est pas question ici de les critiquer sur le fond, nous savons bien qu’elles sont en grande partie la cause de la diminution par cinq ou six du nombre de morts sur nos routes. Mais cet encadrement « tutorialisé » accompagné de messages « pédagogiques », débouchant sur des règles strictes, limitatives engendre un Monsieur Dupont-fils qui fait scrupuleusement ce qu’on lui dit de faire et se trouve, naturellement, « mécaniquement » (sans faire de mauvais jeu de mot) déchargé d’une grande part des responsabilités dont Monsieur Dupont-père était dépositaire. Ces prérogatives limitées, à suivre des instructions avec docilité, nous donnent à la fois le sentiment de perte de liberté (qui n’a pas entendu dans sa vie, au moins une personne « râler » en déclarant qu’il devrait être libre de mettre ou non sa ceinture de sécurité dans son propre véhicule ?) et un dédouanement de toute notion de responsabilité. En cas de « pépin », d’accident ou de dysfonctionnement quelconque dans le fil de la circulation ou du fonctionnement de son véhicule, monsieur Dupont-fils se placera volontiers dans la case des « victimes », cherchant le responsable du problème : il a exécuté tout ce qu’on lui a dit de faire, respecté toutes les lois, suivi les instructions du constructeur de son auto… Il est donc, selon lui, forcément victime d’un système qui le « dépasse », en quelque sorte, il va donc chercher le ou les responsables de son problème !

Cette petite démonstration est adaptable à une majorité des éléments de la société qui nous entoure, bien au-delà du petit monde de l’automobile. La recherche du ou des responsables de son échec à trouver du travail, la récente pandémie, son origine, sa propagation, la gestion de la crise, la faillite des entreprises qui a découlé de la crise provoquée par le confinement etc etc. Sans prendre le moins du monde partie dans ces domaines (nous ne faisons pas de politique, à Curiouz !) on note un assez net désengagement de l’individu lambda qui, abreuvé de conseils et modes d’emplois infantilisants (ne pas manger trop gras, 5 légumes et fruits par jour, fumer tue, l’abus d’alcool est dangereux pour la santé, mangez léger, bougez faites du sport, soyez écologiques etc, inscrits partout sur les produits de consommation et dans la communication quotidienne) finit par prendre la place d’un « citoyen-enfant », exonéré de responsabilité fondamentale et… forcément victime de quelqu’un ou d’une autorité, au cas où les choses tournent mal. Dans son ouvrage pétri d’humour et d’intelligence Américan Rigolo (paru en 2001 et dont nous vous conseillons fortement la lecture !) l’auteur américain Bill Bryson fustige ses compatriotes en constatant qu’ils deviennent des « imbéciles serviles » à force d’être gavés, depuis des décennies de modes d’emploi abêtissants et mises en gardes stupides, infantilisantes à propos de tout dans leur vie quotidienne. Depuis des décennies, chez nous et ailleurs, les émissions de TV « tutorielles » à finalité moralistes et « normalistes » nous assaillent de toutes parts, nous « apprenant » à éduquer nos ados (Pascal le grand frère), décorer notre maison (Plaza/Damidot), nettoyer notre appartement (C’est du propre), s’occuper d’enfants en bas âge (Super Nanny) s’habiller correctement (Les reines du shopping) cuisiner (Top chef, Un dîner presque parfait) etc. Dans cet univers bien balisé par une « vie, mode d’emploi » et des lois de plus en plus précises, la notion de libre arbitre de chacun s’amenuise, l’individu devient de plus en plus docile et « mainstream »… mais, en cas de problème majeur, de crise ou d’accident, il a besoin d’un « responsable », de la voix de ce « tuteur » invisible qui envahit de plus en plus son existence… Concomitamment à cette évolution, les chiffres concernant les « bourreaux disciplinés » de Milgram ne cessent d’être en augmentation : d’une moyenne d’environ 65 % dans les années 60, le chiffre progresse sans cesse, environ 75/80 % dans les années 80, nous approchons aujourd’hui des 85 % « stabilisés »… Mais alors, quand près de neuf hommes sur dix envoient 460 volts dans la tronche d’une pauvre victime innocente au seul prétexte d’en avoir reçu « l’ordre institutionnel », qui, de lui ou de l’autorité, est responsable dans cette catastrophe ?… À suivre, seconde partie en septembre. u

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